Une île qui en aurait long à dire
DOSSIER. La nature nous offre une scène de désolation ce printemps sur la rivière Nicolet. Des troncs couchés et un petit arbre s’accrochent désespérément à l’Île à Cardinal qui est sur le point de disparaître après toutes ces années.
L’érosion et les forts coups d’eau que nous aurons connus au cours des dernières années auront finalement eu raison de cet îlot situé sur la rivière Nicolet, près de l’intersection de la rue Saint-Jean-Baptiste avec les rangs du Bas de la Rivière et des Soixante.
L’île en question appartenait au regretté Yves Cardinal, décédé des suites d’un cancer, en 2016. Toutefois, aucun titre de propriété n’avait été enregistré, si bien que lors de la révision cadastrale, le gouvernement a décrété qu’elle appartenait à la succession d’Alfred Trigges, le dernier seigneur de Nicolet.
Yves Cardinal avait acquis l’île d’un monsieur Dupont qui y passait ses vacances en famille, ou de sa fille, il y a près de 45 ans. Dans les faits, il n’en aurait jamais été propriétaire. «Le gouvernement ne voulait pas la vendre, mais la louer seulement pour un bail de 50 ans pour dix dollars par année. Alors Yves avait fait les démarches», se souvient son bon ami, Michel Cloutier.
Il s’y était intéressé notamment en raison de la présence d’une petite cabane en bois qui avait été construite par le propriétaire précédent. Celui-ci avait même commencé à aménager l’île en traçant des sentiers pour que sa fille et ses amies puissent faire de la bicyclette, raconte la conjointe d’Yves Cardinal, Fe Houle.
Du début des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980, Yves Cardinal et ses amis se sont réunis sur l’île à plusieurs reprises. «C’est dans notre jeunesse. On était une gang qui faisait des partys avec des orchestres. C’était notre place en chaloupe, l’été, et en motoneige, l’hiver, se souvient René Lafond qui était un habitué de la place. On était une dizaine qui y allait souvent, mais on pouvait parfois être 40 à 50 personnes.»
Même une réception de mariage avait été donnée sur l’Île à Cardinal. «Yves avait aménagé une estrade avec un orchestre et des places pour boire un verre», se souvient quant à elle Mme Houle, qui fréquentait les lieux avec sept ou huit couples d’amis.
Il faut dire qu’à l’époque, l’île était beaucoup plus accueillante. Sa dimension était d’environ 300 pieds de longueur par 60 à 70 pieds de largeur et comptait plus d’une centaine d’arbres. Il y avait même une petite plage, ou une batture, où les bateaux pouvaient accoster.
«Quand Yves l’avait achetée, elle commençait déjà à diminuer, mais ça se faisait plus tranquillement parce que les crues étaient moins pires que celles d’aujourd’hui», ajoute René Lafond.
Le campement qui avait été construit a ensuite été incendié. On n’a jamais vraiment su si c’était de mains criminelles ou par la foudre. «Si le camp pouvait parler, il en aurait long à dire, s’esclaffe René Lafond. On n’a jamais cherché à le savoir. On en avait rebâti un autre, mais on a fini par le donner à des jeunes parce que l’île commençait déjà à se gruger.»
Les lieux ont par la suite été délaissés parce que l’île rapetissait chaque année. Il y a quelques années, Mme Houle raconte avoir approché le Club nautique de la Batture pour faire don de l’île. «Je me disais que les gens aimeraient y aller en bateau, mais ils ont refusé. Ils n’en voulaient pas, explique Mme Houle. Ils ont eu raison, parce qu’il n’y en a plus.»
L’érosion de l’île s’est d’ailleurs accélérée au cours des dernières années. Sur les images captées par une voiture de Google Street View, en septembre 2014, on pouvait encore y apercevoir une trentaine d’arbres matures. À partir de cette année-là, les troncs tombaient les uns après les autres.
Ce sont les inondations du printemps 2017 et les embâcles de janvier dernier qui ont emporté ce qui restait.
Sur la trace des îles disparues
L’île à Cardinal n’est pas la première à être ensevelie de la sorte. Selon nos recherches, on en compte une dizaine qui a disparu au fil des ans seulement sur la portion entre le fleuve Saint-Laurent et le rang de l’île.
Les îles et îlets de la rivière Nicolet avaient d’ailleurs été englobés dans la seigneurie, à compter de 1680, selon ce que nous pouvons apprendre sur La Mémoire du Québec en ligne.
Celles-ci ont eu différentes utilités. Certaines ont servi pour faire pousser du foin, pour le pâturage des vaches ou encore pour aller chercher le bois envoyé par flottage dans les estacades installées sur la rivière.
Par exemple, plusieurs se souviennent de l’île à Pinard (ou Élizabeth) qui était située près du pont Pierre-Roy et qui a disparu après l’embâcle de 1976. Celle-ci avait été érodée par les glaises détournées à la suite de l’éboulis de novembre 1955.
Il existe également deux autres îles dont la terre a disparu près de la rive de Nicolet-Sud, en amont et en aval de l’Île Houtelas, près de la halte Josaphat-Duhaime, en face de l’Hôtel Montfort.
Celles-ci apparaissent sur les cartes de 1861 et de 1937 que nous avons pu consulter au Centre d’Archives Régionales du Séminaire de Nicolet. Elles ne sont plus dans le paysage depuis très longtemps, puisque sur des photos aériennes de 1949 et de 1961, appartenant aux Archives du Séminaire, elles n’étaient déjà plus visibles.
Sur ces cartes, on a aussi pu répertorier trois autres îles qui étaient situées près de l’intersection des deux branches de la rivière. Elles étaient tout près de l’île à Toinette sur laquelle donne le barrage de la centrale de traitement des eaux.
Sur la carte de 1861, soit quelques années après la fin du régime seigneurial, une autre île d’une superficie importante apparaissait également en amont d’où se situe aujourd’hui le pont Taschereau qui relie Nicolet et l’île à la Fourche.
Il y a aussi l’île à Maurice, en face de la marina, qui apparaît sur les cartes de Ressources naturelles Canada, qui datent de 1989.